L'ombre d'un père

Auteur : Christoph Hein
Editeur : Points

“Des événements authentiques sont à l'origine de ce roman. Les personnages ne sont pas inventés."

Konstantin n’a jamais connu son père, nazi notoire et criminel de guerre. Toute sa vie, il n’a de cesse de fuir ce lourd héritage : il change de nom, quitte son pays, tente de s’enrôler dans la Légion étrangère… avant de revenir en RDA après la construction du mur. Mais l’ombre du père le poursuit toujours.

Un formidable roman d’apprentissage qui nous fait traverser soixante ans d’histoire européenne et déploie une bouleversante réflexion sur la mémoire historique.

Christoph Hein est né en 1944 en Silésie. Ecrivain malmené par les autorités de la RDA, censuré dans son théâtre et dans ses romans, Christoph Hein est devenu dans les années 1980 une instance morale dans laquelle les citoyens critiques ou dissidents ont trouvé les nourritures intellectuelles qui leurs étaient nécessaires pour se libérer de la dictature. Il vit à Berlin.

Prix du Meilleur livre étranger 2019

Traduction : Nicole Bary
8,60 €
Parution : Février 2021
Format: Poche
480 pages
ISBN : 978-2-7578-8626-7
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Extrait

Les jeunes bouleaux semblaient chuchoter, leurs feuilles étaient violemment agitées, bien que l’on ne sentît pas le moindre vent. Sous le pesant soleil estival de cette fin d’après-midi le blanc cassé des troncs frêles à l’apparence fragile brillait de mille feux. Les bouleaux devaient avoir maintenant trois ans et ils avaient presque atteint la taille d’un homme, j’avais de la peine à les dominer du regard. Ils me rappelaient un tableau dans notre salle de classe, un paysage peint par un artiste russe du siècle précédent.
Trois ans auparavant on avait démoli les bâtiments et reboisé les trois hectares du petit bois de Ranen d’essences à la croissance rapide. Je les voyais aujourd’hui pour la première fois. Je m’étais rendu à vélo dans ce bois bien que ma mère me l’ait défendu. Malgré cette interdiction j’avais parcouru les quelque deux ou trois kilomètres depuis la ville, pour voir ce petit bois, le bois de Ranen, le petit bois de Ranen.
La parcelle reboisée entourait, compacte et sombre, l’ancien bois aux essences variées, haut et puissant, qui semblait écraser les bouleaux. J’appuyai mon vélo contre un hêtre et pénétrai dans la boulaie. Il n’y avait pas de chemin, la terre avait été retournée pendant les travaux de reboisement, les tracteurs et les charrues avaient arraché de grosses, d’énormes mottes de terre, il me fallut les escalader à grandes enjambées et sauter pour avancer.
Je vis des restes de mur au milieu des arbres, des vestiges des fondations en briques des bâtiments qu’on avait rasés, des surfaces en béton sur lesquelles les baraques avaient été édifiées. Je pus marcher sur les pierres et les blocs de béton qui gisaient encore là, au milieu de la boulaie, les vestiges des fondations permettaient de deviner la longueur et la largeur de l’ancien bâtiment. La démolition et le reboisement avaient eu lieu trois ans auparavant en grande hâte, les forestiers n’avaient pas pris la peine d’excaver les fondations, ils s’étaient contentés de planter les bouleaux à droite et à gauche de ce qui restait des murs en briques.
Le vent se leva, les bouleaux s’agitèrent plus violemment, tout autour les troncs sombres des arbres aux essences variées se balançaient sous les rafales de la tempête qui s’annonçait, ils semblaient maintenant protéger la jeune boulaie. Des nuages isolés passèrent au-dessus des cimes, chargés de pluie. Ils poussaient devant eux une muraille de nuées blanches qui disparut. Quelques minutes plus tard, le vent s’était calmé, les nuages s’immobilisèrent, pesants, menaçants. La forêt sombre se détachait dans le ciel, immobile et silencieuse, et seules les petites feuilles des jeunes arbres de la boulaie frémissaient et continuaient leurs jeux. Puis elles se figèrent, immobiles. Lentement le soleil se fraya un chemin à travers les nuages lourds, qui repassaient sans cesse devant lui, jusqu’à ce que, contraints par la chaleur de ses rayons, ils s’éclaircissent, se dissolvent, disparaissent.
Un homme avait surgi du néant, il avançait au milieu des bouleaux. Il avait une démarche légère et joyeuse, il marchait avec insouciance, sûr de lui, au milieu des troncs frêles, on aurait dit qu’il dansait au milieu du petit bois, avec une merveilleuse assurance, comme si le terrain impraticable lui était familier. L’homme dépassait les jeunes bouleaux d’une tête, les arbres semblaient se figer devant lui, comme s’ils se ratatinaient devant cette apparition élégante, fringante.
L’homme portait un uniforme blanc, distingué, un frac blanc aux épaulettes d’argent, il ressemblait au prince d’un conte, on aurait dit qu’il sortait d’un autre monde, d’un lointain paysage magique. Il tenait à la main une cravache mince et noire comme celle des cavaliers, qu’il faisait constamment tournoyer dans l’air, comme s’il était tout-puissant, comme si tout alentour lui appartenait et lui était soumis. Les coups de cravache qu’il donnait sans y prêter attention, malgré tout avec une certaine grâce, arrachaient les feuilles des bouleaux, décapitaient les jeunes arbres, abattaient les branches minces qui tombaient sur le sol. Avec sa démarche de danseur dont chaque pas révélait la puissance, la culture et l’esprit, le maître cultivé, l’homme ne prêtait aucune attention à ce qu’il détruisait. Perdu dans ses rêves il avançait dans la petite forêt, brisait les jeunes arbres, les détruisant sans même s’en rendre compte. Il ne leur accordait pas le moindre regard, il cheminait au milieu d’eux, se mouvait avec grâce et élégance. Victorieux, il levait la tête, souriant, il semblait heureux.
Soudain il s’arrêta, s’immobilisa et jeta un regard chargé de douleur et de regrets derrière lui. Il fit lentement un pas sur le côté, prit une inspiration profonde et audible, donna un coup de cravache sur les jeunes arbres, un seul coup, presque invisible tant il avait été rapide, et au même moment six bouleaux s’écroulèrent, ils gisaient à ses pieds, ils gisaient devant ses bottes étincelantes, immaculées. Il fit demi-tour et s’éloigna en souriant. Avant de quitter la scène de ses exploits étonnants, il jeta derrière lui un regard satisfait et disparut aussi subitement qu’il était apparu.
Les bouleaux étaient figés, immobiles, les traces de la destruction que l’homme à la démarche de danseur avait laissée sur son passage traversaient le petit bois de Ranen et éclairaient les anciennes fondations.
Le soir j’eus de la fièvre, des frissons. Maman me fit des compresses froides sur les mollets et me mit au lit.

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